La presqu'île du Vieux-Chateau, Koh Kastel [1], au nord-ouest de Belle-Île, est découpée à l'est par le 'fjord' de Ster-Ouen [2], un des mouillages les plus recherchés de toute la Bretagne sud par les plaisanciers, et au sud par un second, tout aussi étroit et pittoresque, mais dangereux car ouvert à la houle et aux vents d'ouest. La carte ci-dessous (qui était visible jadis sur le site belleisleenmer.free.fr) lui donne le nom de Crique à Loups [3].



L'accès à la presqu'île était défendu par un imposant rempart (encore partiellement visible) érigé par les Vénètes, puissante tribu gauloise commerçant par mer avec la (Grande-)Bretagne, qui protégeait certainement un camp retranché. [4]

A 250 m de là, juste en face de l'îlot de Roh Toul, la falaise qui borde cette portion de côte est appelée Kastel Martine sur la carte de Pierre Galen déjà mentionnée dans un précédent billet,



La photo aérienne suivante donne une bonne idée de la configuration des lieux: au premier plan, la presqu'île du Vieux Château, avec Ster-Ouen à gauche (à l'est) où mouillent de nombreux voiliers, et la Crique à Loups qui s'enfonce dans les terres. Au fond, on aperçoit la zone touristique de la grotte de l'Apothicairerie, et l'îlot En Oulm. Au second plan à droite (à l'ouest), les îlots Roh Toul et Rivilitch précèdent la falaise de Kastel Martine et l'anfractuosité nommée l'Armoire


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La lecture des ouvrages à ma disposition sur Belle-Île ne m'a jamais livré l'évocation d'un (Saint) Martin (ou plutôt Merthin en vieux-breton, Merhin ou Marhin dans le Vannetais) [5] qui pourrait être à l'origine de ce toponyme et encore moins d'une châtelaine nommée Martine ! [6]

Le paragraphe Kastel(l) de la Toponymie nautique (p. 13-14) citée dans la note précédente résume ainsi l'emploi de ce terme: '... traduit par château, au sens de forteresse, (il) désigne soit des rochers escarpés, plus ou moins élevés, et souvent ruiniformes, soit des falaises abruptes qui ont été volontiers utilisées dans la préhistoire pour asseoir des fortifications faciles à défendre..."

Je voudrais suggérer que la graphie Martine recouvre le breton mor-din, la 'citadelle de la mer', l'antéposition du qualifiant mor- pouvant signaler une forme assez ancienne.
Mor- ne pose aucun problème: c'est l'aboutissement bien connu de l'indo-européen puis du celtique commun *mori- ‘mer’ (gaulois *mori-, cf. Are-mori-ci 'ceux qui vivent devant la mer' (Armoricain), vieil-irlandais muir, vieux- et moyen-breton, gallois mor, cf. Mor-bihan, 'petite mer').
Et la forme -din n'en pose pas plus: le celtique *dūno- ‘fort, citadelle, oppidum’ est attesté par le gaulois *dun- (présent dans Verdun par exemple), le vieil-irlandais dún, le vieux-breton din glosé par le latin arx (forteresse) dans un document très ancien [7]. On le retrouve par exemple dans le nom de la ville de Dinan. Il n'appartient plus au vocabulaire contemporain. [8]

Il y a néanmoins quelque chose de curieux. Ce toponyme qualifierait mieux tout ou partie de la presqu'île du Vieux Château, plutôt qu'une courte falaise plus au sud. Y-a-t'il eu glissement géographique dans la localisation de ce toponyme, lorsque son sens a été perdu ?
Il ne peut guère s'agir de la localisation exacte d'un lieu fortifié plus tardif. Si l'on en croît les archéologues:
'Sur Belle-Île, la réoccupation de l'éperon barré de Coh Castel (Sauzon) au Moyen-Âge est attestée par la présence d'une motte castrale installée sur les fortifications de l'Âge du Fer. Le mobilier retrouvé pendant les fouilles de 1939 atteste que l'installation médiévale date du XIIe siècle. [9] L'île faisait partie des domaines de l'Abbaye de Redon depuis le début du XIe. L'Abbaye de Quimperlé en a pris possession en 1118 et c'est peut-être à cette époque que la motte a été construite. Un texte (non-vérifié) parle de la construction d'un château "pour se mettre à l'abri d'une surprise de la part des écumeurs de mer qui infestaient les côtes".[10]
Le château médieval était donc sur la presqu'île et non sur cette falaise.

En tout cas, si l'on me suit, les Bretons de Belle-Île semblent avoir été conscients de l'existence dans ce petit périmètre d'une 'forteresse' sur la côte elle-même. Etait-ce le rempart vénète ou la motte castrale proche? Ce souvenir a pu s'effacer au fil du temps, ou alors la langue changer, din- disparaissant du vocabulaire courant, conduisant au Martin(e) recueilli récemment.
Ne soyons pas déçus s'il reste des interrogations. C'est cela la science...



Deux beaux clichés de la Crique à Loups (j'ai perdu la référence de la première !)


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A suivre...

Notes

[1] Pour les lecteurs qui ne connaissent pas le breton, rappelons qu'il n'y a pas d'orthographe respectée par tous. Je copie en général les formes telles qu'elles apparaissent dans les documents. Pour Ster-Ouen par exemple, on peut trouver Ouen, Wen, ou même comme sur une carte ici, plus conforme à l'étymologie, Voën.

[2] ster (substantif féminin) est sans doute un emprunt breton ancien au latin aestuarium 'endroit inondé par la mer à marée montante, lagune' , qui a donné le français dialectal ester et surtout estier (cf. forme savante 'estuaire'). Ce mot se prononce 'chter' à Belle-île. Ailleurs, ster désigne la rivière (par exemple Ster Goz, affluent de l'Aven, dans le Finistère) ou même le lavoir. Comme le rappelle Pierre Galen, ouen est la mutation douce [m] > [v] (après un substantif féminin) de l'adjectif moen 'étroit, mince', plus souvent moan ailleurs en Bretagne. L'adjectif distingue cette crique de la grande anse, orientée est-ouest, qualifiée de Ster Vraz, mutation douce de braz 'grand'.

[3] Nous n'avons pas trouvé l'expression bretonne originelle. Est-ce le Kroaz En(n) glosé 'Crique des oiseaux de mer' par Pierre Gallen (Toponymie)? Il y a de nombreuses années, la revue Voiles & Voiliers l'avait surnommé fjord de l'égoïste, car il ne peut accueillir qu'un seul voilier à la fois!

[4] On trouvera l'évocation de leur défaite par une escadre romaine sous l'oeil de Jules César lui-même, dit-on, partout sur la Toile.

[5] La fin du mot se prononce "ine" en Breton.

[6] Martin n'apparaît d'ailleurs pas dans la liste des saints de la Toponymie nautique de Basse-Bretagne (Ed. Brud Nevez - Emgleo Breis, 1994) qui rassemble des extraits de la revue Annales Hydrographiques. Ce toponyme n'est pas analysé dans l'opuscule de Pierre Gallen Inventaire et Histoire des Toponymes de Belle-Île en Mer.

[7] L'étymon indo-européen en revanche n'est pas clair.

[8] Ces informations sont pour certaines extraites du travail de synthèse très clair d'A. Falileyev mentionné dans un billet précédent.

[9] Cette motte avait été attribuée aux Vikings à l'époque des fouilles.

[10] Cette citation est tirée de B. Girard, ''La Bretagne Maritime'' (1889) p. 431, qui date la construction du château postérieurement à l'attribution définitive de l'île aux moines de l'abbaye de Ste-Croix à Quimperlé (1172), sans référence.