Le vent, modéré, est Nord-Est, sans doute un mélange de vent synoptique et de brise de terre. Nous attendons l'aube pour passer le détroit de Gibraltar, courants de marée obligent, mais aussi pour jouir du paysage. Un coup d'oeil distrait sur la carte électronique et le Navtex, pendant que Serge m'explique ses options du début de nuit.

Tiens, un BMS de l'émetteur GB, c'est-à-dire Tarifa, sans doute le rappel du BMS sur la zone Palos et l'extrémité NE de la mer d'Alboran (Costa del Sol), à plus de 100 milles de nous vers l'Est. Soudain, je sursaute: le gale warning concerne maintenant l'Estrecho, le détroit de Gibraltar !!! Début 9 h UTC, force 8... Le coup de Levanter est imminent...

Je suis maintenant parfaitement réveillé: les options ? Rejoindre Gibraltar ? L'accueil dans les marinas n'est plus ce qu'il était et la perspective de rester bloqué quelques jours sur le Rock, avec taxi obligatoire pour se rendre dans l'Espagne que j'aime, ne m'enchante pas. Le mouillage dans la baie d'Algeciras, à la Linea ? J'ignore s'il est bien abrité d'un coup de Levanter, je n'ai pas une confiance absolue dans mon guindeau (je viens d'acheter le bateau et il a disjoncté à la fin de mon premier et seul essai) et on raconte des choses sur les vols d'annexes... Non, tout compte fait, je préfère encore franchir le détroit, de nuit, contre le courant.

Cap immédiat au sud-ouest, grand-voile haute, retenue de bôme pour être tranquille, génois roulé car nous sommes plein vent arrière. Un rapide calcul : à cinq noeuds, il nous faut presque trois heures pour être à l'ouvert de la baie d'Algeciras, et sans doute deux pour doubler Tarifa. Cette estimation est bien vague, car je pense que le vent va s'accélérer dans le détroit, mais quid du courant contraire?

Si le bulletin est exact, c'est à dire si le Levanter ne se lève pas avant la matinée, nous serons en route vers Barbate, où j'ai prévu depuis toujours de faire escale, pour des raisons maritimes comme personnelles. Mais la qualité des prévisions météo des jours précédents me laisse songeur. Je tourne cela dans ma tête pendant que Serge va dormir un peu.

Je fais route vers les cargos à l'ancre, tout proche de la côte, au niveau de La Linea, zone que nous avons reconnue la veille au soir. Vers 4 h, Serge vient me rejoindre. La VHF éructe des appels entre Tarifa Control et des navires dans l'anglais rocailleux des marins professionnels, qui laissent souvent pantois l'agrégatif d'anglais que j'ai été, alternant avec les llamada general pour la météo locale... Un dernier quartier de lune nous montre que le Rock a déjà la tête dans les nuages.

Nous longeons à petite distance un cargo au mouillage... Non, ses feux de mouillage viennent de disparaître, et ses feux de route sont apparus et il fait effectivement route... Je refuse un instant d'être toujours le messager des mauvaises nouvelles, mais Serge s'en aperçoit immédiatement. Je fais un virage sur l'aile, pour lui dégager la route vers le large, en oubliant que je suis sous grand-voile seule et retenue de bôme. La nuit complice cache ma honte devant les quolibets de Serge sur mon incapacité à faire du près dans ces conditions...

Nous longeons maintenant la Punta de Europa et observons avec effarement la noria des ferries et NGV entre Ceuta ou Tanger et Algeciras, qui ramènent les travailleurs marocains vers l'Europe en cette fin du mois d'août. Dès que l'un pénètre dans la baie devant nous, le suivant est déjà bien visible sur bâbord. De même en sens inverse. Les NGV sont particulièrement effrayants : ils ne mettent que quelques minutes pour apparaître et couper notre route. Je vérifie que notre mip-mip, notre Activ'Echo, est bien en marche pour augmenter nos chances de survie (L'acquéreur doit - posséder un bateau de plus de 50 pieds - ou posséder un bateau de course - ou partir pour une croisière transocéanique - n'utiliser l'Activ'echo qu'à plus de 12 milles de côtes, Evangile selon Pochon, mais je ne suis pas croyant) en remerciant Laurence C. de m'avoir revendu le sien (les mini-transateux/-euses ont une dérogation) : l'antenne sur le balcon fait un mip bien audible à chaque fois qu'il renvoie une impulsion radar. Le nôtre fait plutôt miiiiiiiiiiiiiiiip tellement il y a de navires en vue. Nous tentons notre chance et par chance nous passons, dans un moment de calme relatif, l'ouvert de la baie : le ferry sortant a la bonne idée d'incurver sa route vers Tanger au ras de la côte...

Nous voici dans la zone de navigation côtière, à droite du rail descendant. Pour passer le plus vite possible contre le courant, j'ai gardé la grand-voile haute. Le feu de Tarifa est vite visible, et notre bobsleigh entame sa descente olympique. Le vent forcit au fur et à mesure que nous progressons dans le détroit. Nous sommes bientôt à 8 noeuds. Le Sunshine en survitesse est comme sur des rails (merci Tony Castro), mais la barre devient dure. Je fonce au jugé entre le feu de Tarifa et les cargos sur le rail. Je demande à Serge de tenir la barre avec moi pour contrer toute embardée intempestive, mais il n'y en aura pas. Serge est déçu de ne rien voir des Colonnes d'Hercule, que je connais bien pour avoir souvent fait la route côtière. Les minutes qui suivent sont longues. J'espère qu'après Tarifa (j'ai oublié que c'est le spot le plus venté d'Europe, d'après nos amis surfeurs) le vent va mollir, mais ce n'est pas le cas.

Nous avons mis un peu plus d'une heure pour passer le détroit proprement dit, sans que nous sentions les effets du courant. Une aube sale se lève et nous prenons directement le 3ème ris dans un cafouillage d'anthologie, têtière emberlificotée 'un certain temps' dans l'un des bouts du lazy, le bas de voile faisant une superbe saucisse frétillante. Cela dit, le Levanter n'est pas encore là. Le vent n'est qu'une brise d'est canalisée par le détroit. Je n'ose imaginer les conditions par vent fort à l'entrée du détroit.
Le Tracker (merci Navman et C-map !) nous permet d'éviter sans souci les pavés au delà de Tarifa et nous fonçons vers Barbate, couché par moment par les rafales qui déboulent des petites vallées perpendiculaires à la côte. L'almadraba (filet à thon) de Zahara de los Atunes n'est déjà plus en place, et nous contournons facilement celui de Barbate.



Vejer de la Frontera. Cette petite ville restera toujours pour moi la plus belle au monde...

Sur la colline, droit devant, je cherche des yeux la barre blanche immaculée de Vejer de la Frontera : le souvenir d'un visage et d'un corps de femme me serre la gorge, la pâtisserie Galvan, le bistrot de la Plazuela, celui des Muralles, l'hôtel du couvent de San Francisco, la mosquée transformée en église mais conservant la trace d'une synagoge en son sein, cette envie folle d'acheter une ruine blanche et de tout plaquer comme cette vieille anglaise dont l'un des gigolos nous transmit l'invitation à un apéro, toute la vieille ville blanche qui avait remarqué en quelques jours notre présence, comme le patron de ce petit restaurant de pollo frit bien gras qui nous fit remarquer qu'il se demandait quand nous viendrions !

La marina de Barbate (qui a heureusement perdu depuis longtemps son qualificatif de de Franco célébrant le débarquement du Maroc du dictateur sanguinaire en 1936), que j'avais vu en construction à mon dernier passage (en voiture !), est bien remplie, et nous sommes accueillis dans un excellent français. Le coup de Levanter durera trois jours, les palmiers en arc de cercle et la mer plus blanche que bleue en faisant foi. Il me reste encore le souvenir d'une soirée devant une pile de platitas de bocerones avec notre voisin de ponton, éminent professeur de chirurgie à Sao Paolo, dans son grand 46' tout neuf acheté au Portugal, (avec machine à laver et planche à repasser), passant avec une totale aisance du français à l'anglais et à l'espagnol (sans parler du portuguais brésilien) et de la fin de notre dernière bouteille d'Aberlour au moment où les étoiles palissaient...

Le départ vers le nord-ouest, dans l'Atlantique enfin retrouvé, fut poussif, le Levanter étant tombé aussi vite qu'il était apparu. Juste avant le Cap Trafalgar, aux plages immaculées et désertes lors de mon premier séjour, je ne pus retenir un cri de colère devant les barres d'immeubles qui défigurent aujourd'hui Los Canos de Meca, dans son écrin de forêt de pins émeraude, là où mon souvenir ne situe qu'une bourgade ensablée et un unique café. En évitant soigneusement les dangereuses bajos qui prolongent loin en mer le fameux cap, j'eu une pensée pour ces milliers de marins français, espagnols et anglais, victimes de la folie de la guerre à quelques milles de cette Andalousie occidentale, qui reste toujours pour moi l'image du Paradis terrestre, bien que je sache pertinemment que la vie des hommes y était et reste particulièrement rude et le chomage plus qu'endémique...[1]

Notes

[1] J'ai publié une première version de ce texte fin septembre 2008 dans fr.rec.bateaux.