Je cuisine toujours avant la tombée de la nuit, mon transpondeur Activ'Echo en marche pour détecter les radars. J'ai mangé debout, comme souvent, le dos bien calé contre la porte de la cabine arrière bâbord. Une vaisselle rapide et ma brosse à dent: c'est le test pour vérifier que la fatigue ne m'incite pas au laisser-aller. Je tourne machinalement la tête vers tribord et mon coeur manque de s'arrêter: occupant toute la longueur du hublot de mon Sunshine, la coque d'un cargo en train de couper ma route...Je bondis dans le cockpit mais il n'y a rien à faire: je vais passer sur son arrière, à une cinquantaine de mètres, dans les remous que dore le soleil couchant. Je devine à son cap qu'il vient de St-Nazaire pour prendre le rail d'Ouessant. C'est certain, mon Activ'Echo doit être en panne, car il n'a pas couiné. J'allume mon radar pour vérifier, et le transpondeur gémit à fendre l'âme : il fonctionne ! Un cargo navigant sans veille radar, est-ce possible ? Je suis prêt à le dénoncer à Ouessant Control. Mais il n'est pas encore très loin et je crois voir à la jumelle une antenne qui tourne. Une explication: il veille peut-être seulement avec un nouveau radar en bande S, alors que l'Activ'Echo ne détecte que la bande X. Mauvaise nouvelle, qui me fait l'effet d'une douche froide. Il faudra songer à me doter d'un détecteur de radar bi-bande. Même l'AIS constamment en marche, donc l'ordinateur, avec les conséquences que l'on sait sur la consommation électrique, ne suffit pas, car tous les bateaux de pêche ne sont pas équipés, surtout quand on s'éloigne de l'Europe continentale.

Deux heures du matin -
J'ai longé obliquement la Chaussée de Sein, saluant avec respect Armen et le phare de l'île, jusqu'à couper puis suivre le secteur blanc orienté NNE - SSW du phare de la Vieille. Assis sur l'hiloire, je surveille attentivement la zone entre le secteur rouge du Chat à bâbord et la Vieille dans l'étai. A tribord, je cherche des yeux des voiliers qui viendraient de la baie d'Audierne pour s'engager dans le second secteur blanc qui mène au raz, celui de Tévenec. De temps à autre, je descends jeter un coup d'oeil sur la carto électronique, plus pour me tenir éveillé que pour me rassurer. La comparaison du GPS et du speedo m'indique que le courant est établi et me porte de plus en plus vite vers le raz. Je suppute que plus aucun bateau ne risque de venir à ma rencontre, et je ne me fatigue pas à me déplacer à tribord pour regarder sous le génois. Soudain, une lumière rouge traverse mon champ de vision. Je reste interloqué quelques secondes, avant de comprendre...Un grand voilier vient de couper ma route à quelques dizaines de mètres, luttant silencieusement contre le courant contraire. Je l'ai vu un instant en ombre chinoise sur les lueurs de Sein, avant qu'il ne disparaisse, hormis son faible feu de poupe. Il a dû rester un bon moment derrière mon génois. M'a-t-il vu... L'ai-je forcé à manoeuvrer, alors que, tribord amure, il était prioritaire? En tout cas, pas un cri de colère de la part du barreur... Je suis troublé et surtout mortifié: ma déduction était fausse: le courant contraire n'était pas encore assez fort pour interdire à un puissant voilier de sortir du raz vers le large, peut-être avec l'aide du moteur. Ne pas veiller correctement...une faute de débutant...Ne pas supputer...VEILLER....
Bientôt je suis dans le raz lui même. J'ai mis un peu de moteur pour ne pas risquer l'empannage de la GV et la passage à contre du génois si le bateau venait à être pris dans un tourbillon. Le GPS indique allègrement dix noeuds. Je sens et j'entends les coups des vagues désordonnées frappant la coque, mais je ne les vois pas. J'ai l'estomac un peu noué et j'ai hâte d'atteindre le travers de Tévenec pour sentir le bouillonnement de la mer se calmer. Comme convenu et profitant du réseau, un petit message sur le répondeur d'une amie pour lui dire que j'ai passé le raz.

Cinq heures du matin
- Malgré le vent faible, j'ai roulé un peu de génois et déventé la grand-voile pour ne pas aller trop vite. Je glisse lentement vers la Parquette, au delà de la basse du Lis qui clignote obstinément ses six brèves et une longue. Je ne veux pas arriver à Camaret avant le lever du soleil car je me méfie de la fausse manoeuvre toujours possible dans l'obscurité après une nuit blanche en mer et les très courtes nuits précédentes. Il fait frais et la rosée a mouillé les bancs du cockpit. Pas de pêcheurs dans les parages. Je grignote des biscuits et boit mon infame déca en poudre. Pas d'exitant en mer, jamais, sauf un petit verre de vin le soir et une gorgée de whisky pour célébrer n'importe quoi: j'ai l'esprit fertile sur ce point au moins... Soudain, la VHF fixe crachote ...Je ne comprends pas tout, mais le sémaphore de la Pointe St-Mathieu appelle un navire près de la bouée du Goémant. J'ai bien l'impression que c'est moi qu'on appelle: je ne vois personne autour de moi. Je descends attendre la répétition du message. Oui, un navire à quatre noeuds à cet endroit, cap au nord, c'est certainement moi. Je suis à la lettre la procédure, Papa Yankee Tango Hotel Echo Alpha Sierra, comme pour le CRR il y a bien longtemps, et subit un long interrogatoire, ponctué par les 'bien copié' de l'homme de quart. J'ai la flemme d'aller chercher je ne sais plus quel numéro dans mon livret orange, bien caché dans ma cabine, et je lui propose à la place mon numéro MMSI que j'ai pris soin d'afficher en grand au dessus de la VHF; qu'il veut bien accepter. Je termine en le remerciant de m'avoir tenu compagnie, mais il n'en a audiblement rien à battre...Je raccroche le micro. Une petite lumière s'allume dans ma tête. J'avais laissé l'Activ'Echo en marche, et je devais être bien gros sur les écrans radar sophistiqués du sémaphore. J'aurais dû lui proposer de l'éteindre pour qu'il m'indique s'il voyait une différence. Mais il aurait peut-être refusé, et puis ce matériel est illégal aujourd'hui, surtout si près des côtes... Je le coupe immédiatement, espérant une réaction. Rien. La nuit a dû être longue pour lui comme pour moi, ou il a d'autres chats à fouetter...

Sept heures du matin -
Je longe la pointe du Toulinguet alors que l'aube pointe. Je décide d'affaler la grand voile pour lutter contre le sommeil et balance le bateau contre le vent, moteur en avant lente. sans regarder autour de moi. Je me hâte vers le mât. Le choc: juste à côté de moi et venant visiblement de mon sillage, un grand zod orange avec quatre personnes à bord. Je pense un instant à un commando de la base de Quelern, mais les gestes impératifs et des hurlements me montrent qu'ils ne font pas que passer. J'ai honte à nouveau, j'aurai pu leur rentrer dedans, car je n'ai pas vraiment regarder quand j'ai mis mon Sunshine bout au vent. Ca commence à faire beaucoup de con...ies pour le grand marin que je crois être. Je termine l'affalage sans sangler la grand-voile, reprend mon cap, et ils montent à bord sans égard pour mes filières. C'est pas si facile que cela pour deux d'entre eux. Bon, ils n'ont pas de godillots noirs cirés comme une fois à la tourelle des Islattes, au large de l'île de Ré. C'est la douane, dont une très jolie douanière blonde, que je dévisage sans vergogne. Il me faut bien finalement chercher le fameux livret orange et répondre aux mêmes questions que tout à l'heure. Ils m'assurent d'ailleurs qu'ils ne sont pas en veille VHF, mais savent que je viens d'Espagne car j'ai encore le pavillon de courtoisie. Puis ils demandent à visiter le bateau. Je leur réponds que je ne peux m'y opposer et qu'ils ont tous les droits, ce que confirme aussitôt la jolie douanière sans relever cette bien faible pointe d'ironie. Je signale pourtant avec embaras que j'ai omis de vider le bol des toilettes: heureusement, ce n'est que du liquide. J'ai tendance à ne le faire qu'une fois sur deux quand je suis en solitaire, les vannes obligeant à une série de contorsions que mon âge n'apprécie plus guère...De jour par beau temps, je me soulage accroché au portique, mais jamais la nuit. La visite est brève, et ils manquent visiblement de motivation. Mais ils insistent pour voir le coffre sur lequel est fixé le pilote automatique, celui que je n'ouvre jamais à la mer. Il faut donc retirer l'engin en reprenant la barre franche. Cinq secondes d'observation, et c'est fini. A rebrancher le pilote... La jolie douanière finit l'interrogatoire en me demandant si je navigue toujours seul (je n'ose lui répondre que personne n'est assez fou pour venir avec moi) et si j'ai a bord plus de, je crois me souvenir, 30 000 euros! Je ne peux m'empêcher de lui sourire que si j'avais cette somme, elle aurait été dépensée depuis longtemps pour acquérir des voiles neuves, un beau ciré Musto, des winches plus gros, une survie Viking Pro, un panneau solaire... Quand aux cigarettes et autres substances illégales, je montre ma toute dernière blonde et indique mon désir de courir chercher un paquet de Gauloises dès l'arrivée, ma seule, mais terrible, drogue. Je fais plaisir au chef en lui demandant s'il a été parachutiste, ce qu'il confirme, et je lui dis que j'ai deviné en voyant que c'était le seul à s'être hissé à bord avec aisance. Il s'écarte et téléphone longuement à un mystérieux correspondant et veux bien me confirmer que je ne suis pas dans le fichier des délinquants douaniers connus. [1]. L'atmosphère s'est détendue au fil des minutes et j'observe avec amusement leur empressement à tenir à bras le corps et à descendre bien ceinturée la belle douanière dans le zod. Bon, ma survie pas révisée (l'ancien proprio ne m'a d'ailleurs jamais envoyé le livret 'oublié' chez lui le jour de la signature, ce c...) je ne sais pas si c'est dans leurs attributions...

Huit heures du matin -
Je m'amarre enfin sur l'un des pontons de port Vauban, où la place ne manque pas. Et comme de mauvaise habitude, avant de sauter sur le ponton, je ne replace pas la manette des gaz parfaitement verticale après le petit coup de marche arrière pour rapprocher le cul du bateau du quai. La redoutable efficacité de ma Kiwiprop fait que j'ai beaucoup de mal à retenir le bateau, car la traversière que j'ai en main n'est pas assez longue pour atteindre un taquet du ponton. Personne à cette heure sur le ponton pour remettre cette p... de manette en bonne position, mais, d'autre part, ceci me sauve d'un sourire ironique. Un dernier bon coup de rein, et c'est bon.

Un coup de téléphone, une marche rapide vers les douches en ville, un paquet de Gauloises, une bière, du pain frais, retour au bateau pour un gros casse-croûte et un gros dodo qui durera jusqu'à... huit heures du soir. Le lendemain, j'aurai le plaisir d'être invité par mes vis-à-vis de ponton pour un très sympatique apéro, un couple charmant de l'Aber Benoît, qui pratiquent au plus haut degré cette hospitalité spontanée des vrais plaisanciers, qui est l'un des charmes essentiels de notre activité; Merci encore à eux...

Notes

[1] Je suis juste fiché au RG pour avoir manifesté avec la Ligue pour les Lips de Piaget à Besançon, il y a bien longtemps. Cela me vaudra d'être éjecté du service de crypto du QG de la région Est (on admirera la clairvoyance de cette affectation; il y avait des engagéEs devant les télétypes des Trans, et même un lit dans une petite pièce pour les gardes de nuit mais j'étais trop a-militariste, marié et timide) et interrogé (courtoisement mais avec conseil de la boucler) par la SM, un peu après (ils n'avaient pas tort, car je savais un peu trop de choses sur la réalité des 'accidents' dont étaient victimes les appelés (tir commandé par un sous-off bourré, par exemple) et lisais les rapports des RG sur les grèves et les syndicalistes qui passaient en Confidentiel Défense dans mes belles mains fines d'intello, même les transports d'armes et munitions, mais je suis pas guévariste; l'armée a mis un mois après ma formation de 3 mois pour interroger les RG. Je suis retourné comme chauffeur d'un pitaine des trans obèse et 'chapardeur' dans le régiment d'infanterie où j'avais fait mes classes, le glorieux 26ème R.I. à fourragère rouge qui s'est rendu sans tirer une cartouche en juin 40 à Bitche, heureusement. Je conduisais une jeep (fabriquée en 1951 pour la guerre de Corée, et dont les compteurs étaient en miles et gallons US - essayez de prendre et de noter 70 litres d'essence sur le carnet et d'expliquer ensuite à un sergent engagé pourquoi le compteur indique 20, de même pour 160 km reportés alors que le compteur ne marque que 100. Je risquais la tôle toutes les semaines) avec l'ordre de temps à autre de conduire en forêt le brave bidasse du Nord qui s'occupait (en 72 !) du pigeonnier militaire du régiment, pour l'entraînement de ces satanés bestioles, bruyantes et puantes.)