C'est ma sixième nuit de veille depuis mon départ en solitaire de Praia da Vitória sur l'île de Terceira, aux Açores... J'ai contourné quelques bateaux de pêche en milieu de nuit, puis surveillé quelques cargos qui déboulaient bien au large du rail...

Mon doigt enfonce la touche TX du radar en veille, mais je suis bien trop tendu pour supporter les quelques secondes de réchauffage du magnétron. Je bondis sur la deuxième marche de la descente, tendant le cou sous la capote pour jeter un rapide coup d'oeil circulaire...Je ne vois rien dans la nuit noire, sauf le feu de poupe d'un cargo qui s'éloigne de moi...Je me précipite vers le radar enfin en marche, qui confirme: pas d'autre navire autour de moi.

Mon ange gardien semble encore une fois avoir pris soin de moi. J'avais longuement regardé la colossale statue de la Vierge qui domine Praia, sans oser prier, bien sûr, moi qui suis un mécréant depuis mon adolescence. Mais la pensée m'avait effleuré, et j'ai soudain entrevu quelque chose sur la foi des marins...

Je n'ai pas vraiment écouté le message, mais je sais qu'il ne s'agit pas de météo. Avec mes rudiments d'espagnol, je devine qu'on recherche un bateau de pêche, un 'Santa' quelque chose...Mais l'absence de 'pan pan' est rassurante.

Pendant que mon coeur se calmait, la voix s'est incrustée en moi. Une voix de femme, forte, assurée, mais sans être criée. Rien à voir avec les frèles voix féminines qui débitent parfois en hésitant les bulletins météo du Cross. Non, une voix vibrante et chaude, qui fait sonner la fricative uvulaire initiale de 'general', comme se nomme techniquement cette consonne dans le domaine que j'ai enseigné pendant trente-six ans.

"Llamada general". Quatre voyelles éclatantes et deux voyelles chaudes. Cela sonne comme "branle-bas de combat" ou "aux armes", un cri à vous faire reprendre la Bastille de l'ultra-libéralisme. Quel contraste avec le plat "all ships" des anglophones et notre pauvre "appel à tous", avec leurs voyelles sourdes et étriquées !

Je vois un visage dans l'ovale d'une longue chevelure de jaie, l'épaule nue et bronzé d'un corps déjà un peu alourdi par une première maternité. Une femme dont le oui est une promesse délicieuse et le non sans appel. C'est la première voix humaine que j'entends depuis une semaine, et je suis bouleversé de l'accueil que vient de me réserver cette rude terre de Galice que j'aime tant...

Plus tard, le jour levé, j'ai enregistré la répétition de ce message sur le petit dictaphone qui conserve certaines de mes pensées et émotions fugaces. Mais, à cette nouvelle écoute, le charme s'est rompu, et c'est bien mieux ainsi...


La Vierge de Praia da Vitoria (Terceira, Açores)
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