3 h du matin. Cette journée du début septembre a été agréable, l'une des premières depuis le début de ce long convoyage de Frontignan à Perros-Guirec par Gibraltar. Soixante ans pile, la retraite depuis quelques jours, mon premier bateau, un rêve de 25 ans, depuis ce tout premier stage vers les Anglos sur Valsitude, le Melody à Gérard, le calme Maloin, et toutes ces années de location.[1]

Une petite brise thermique, qui contraste avec la pétole qui nous englue depuis le cap St Vincent, nous a propulsé à l'ouvert de l'embouchure du Tage, entre le Cabo Espichel et le Cabo da Roca. Pas vraiment l'alizé portugais, qui ne se montrera guère pendant ce voyage. La douceur de la température nous fait oublier la canicule de la mer d'Alboran.

Nous avons admiré de loin la tour de Belem et le grand pont du Tage, reçu la visite d'un petit chalutier multicolore tout pétaradant et localisé Cascais à la multitude de petits dériveurs qui régatent devant le port. Serge se désole de ne pas faire escale pour visiter Lisbonne, mais c'est la loi du convoyage.

Apéro devant le Cabo de Roca où le soleil vespéral souligne la couleur fauve de la roche contrastant avec le vert profond de la végétation et la blancheur des résidences accrochées à flanc de colline : chorizo et tranches d'espalda serrana Puis une brise de terre inconstante s'est levée : la consigne est claire. 4 noeuds au moins à la voile, sinon...

Nous approchons des îles Berlangas. J'ai décidé de passer dans l'espace de 7 à 8 milles qui sépare le rail des cargos des îles, et non le long de la côte, entre Peniche et celles-ci. J'aurai moins à craindre, pensais-je, des casiers et des filets éventuels, tout comme des petits chalutiers côtiers. Le phare de la grande île clignote calmement sur l'avant tribord, une fois toutes les 10 secondes.

Des feux fixes, épars et peu mobiles montrent que de gros chalutiers sont au travail. Les trois plus proches sont sur bâbord, vers le rail où défilent de temps à autre des cargos fantomatiques. Tiens, en voici un, deux feux de mât blancs, plus de 50 m donc, qui quitte le groupe à vive allure et va couper mon sillage. Rouge sur rouge, rien ne bouge. Il ne va pas passer très loin et je ne le quitte pas des yeux, debout vers l'arrière, une main sur la barre de la capote.

Chalutier, senneur, ligneur ? Je me promets de mettre au clair ces différences dès mon retour. Hier, j'ai croisé de près ce que je crois être des senneurs, avec des feux multicolores sur un côté. Quelle est la taille d'une senne ? Quelle distance de sécurité faut-il respecter le long des flancs et sur l'arrière ? J'ai beaucoup de choses à apprendre...

Merde, Merde... il a viré et ses deux feux de route sont piles sur moi. Pas de doute, je vois clairement à la fois ses feux rouge et vert. Quelle distance ? Je vois surtout une grosse vague d'étrave dans la lueur des projecteurs qui illuminent le pont. Très près, beaucoup trop près.
Ne panique pas... Lance le moteur... Je me laisse tomber à genoux... débrayer, manette des gaz vers l'avant, le moteur doit encore être tiède, inutile de préchauffer, la clé devant la descente, il part au quart de tour, manette des gaz relevée puis poussée à fond, le moteur hurle, je me relève, le choc...Il est tout près, presque sur l'arrière, j'ai arraché le pilote, agrippé la barre franche à deux mains, dos à la route, mais j'hésite une seconde à lancer mon bateau à droite ou à gauche, un projecteur illumine mon bateau, le bruit de son moteur à plein régime cogne dans ma tête, il m'a vu, il doit m'avoir vu, il FAUT qu'il m'ait vu...

Oui... Il commence à virer pour passer sur bâbord, je lance le bateau de l'autre côté, sa haute coque verte défile à 20 m à pleine vitesse, 15, 20 noeuds peut-être. C'est fini, il est passé...

Je tangue dans son sillage. Je n'ai pas eu le temps d'avoir peur. Je mets au point mort. Et puis la peur me gagne, une vraie peur, mes mains et mes jambes se mettent à trembler pendant que son feu arrière déjà minuscule s'éloigne vers la côte. Les voiles claquent doucement dans la brise thermique. Dans ma tête, une mauvaise image de BD s'est incrustée, celle de la vague d'étrave d'un bon destroyer US éperonnant un méchant U-boot. Je vois encore et toujours cette vague d'étrave aujourd'hui où j'écris ces lignes.



Serge ne s'est pas réveillé: après quatre jours en mer, on dort profondément. J'ai eu, nous avons eu, de la chance, beaucoup de chance, une chance énorme. Dans le cockpit, j'avais peut-être un petit espoir, Serge, dans sa cabine... Si j'étais croyant, j'y verrais la main de Dieu. C'est certain, je suis né sous une bonne étoile. Tout mon discours sur les dangers des autoroutes comparés à ceux de la plaisance s'effondre. Je suis choqué, profondément choqué. Je ne pense pas avoir fait d'erreur, je veillais, Activ'Echo en marche, juste le fait de m'être trouvé sur la route d'un chalutier obliquant brusquement pour quitter sa zone de pêche et rentrer au port.

J'imagine le patron portugais, les yeux bouffis de sommeil, qui pianote sur le pilote le waypoint de retour. Sur son radar, la trace familière de ses collègues en pêche, peut-être un petit point supplémentaire très, trop, proche, peut-être non si le réglage n'a pas été changé depuis les grosses vagues de la dernière dépression. Heureusement, avant de se servir un café, il a jeté un dernier coup d'oeil devant, ébloui par la lumière de ses propres projecteurs sur le pont que les marins nettoient à la lance. Il a entr'aperçu une vague forme grise, la main qui allume et dirige le projecteur au dessus de la passerelle, un juron sonore concernant ma mère, un doigt sur le pilote, une bouffée de colère contre ces riches plaisanciers qui naviguent la nuit dans SON coin, un haussement d'épaules, puis des pensées familières, le prix de la sole et du gazole, les quotas de la Communauté, les notes très moyennes du gamin à l'école... Non, je n'arrive pas à lui en vouloir...

Je remets le bateau en marche au moteur, comme un automate. Je grille Camel sur Camel, à défaut de Gauloises... Une heure plus tard, un petit bateau se dirige vers moi, exactement sur moi. Je change de cap, rien à faire, j'ai presque fait demi-tour, et il fonce toujours sur moi. Il allume un projecteur et un gyrophare. Je craque et hurle Serge, Serge ... Il sort de sa cabine en T-shirt et caleçon, jette un coup d'oeil sur le compas et me demande interloqué : Mais tu vas où comme ça? Je sais pas, je me casse n'importe où, je vais vers la côte en évitant les îles, regarde ce c... derrière nous, il veut nous rentrer dedans....

Je raconte 10 fois les événements de la nuit. Peu à peu, l'aube remplace la nuit. Le petit bateau a cessé de nous poursuivre depuis quelque temps. Nous apercevons une longue file de minuscules bouées faiblement clignotantes : un énorme filet barre sur 5 miles la plus grande partie de l'espace entre le rail et les îles Berlangas...L'agressivité du petit bateau devient soudain compréhensible: nous détourner de ce piège inattendu. Aucun des plaisanciers rencontré le surlendemain à Figueira da Foz n'aura lu quoi que ce soit à ce sujet dans les guides; deux sympathiques caporaux francophones de la puissante vedette de la Brigada Fiscal, qui patrouillent dans cette zone toute l'année, feront semblant de tout ignorer de cette pratique sans doute fort peu légale...

Je n'ai pas le coeur d'admirer la grande île Berlanga que nous rangeons à bâbord avant d'embouquer le passage devant Peniche. En matinée, les dauphins se relaient pour m'offrir le plus beau spectacle du voyage devant l'étrave, où je suis venu m'isoler, mais rien n'y fait. Je suis choqué, triste, déprimé. Ce n'est plus de la plaisance, car je n'ai plus de plaisir. Je ne verrai jamais plus la navigation de la même façon.

Mais c'est peut-être une expérience salutaire, le premier pas qui fait d'un plaisancier inconscient un tout petit marin...


Notes

[1] Si d'aventure lui ou un de ses amis lisait ses lignes, qu'il sache combien j'ai un souvenir précis de ses premiers conseils. C'est grâce à lui que je navigue encore aujourd'hui. Merci Gérard.