Dans le contexte de ce livre, cette référence renvoie bien sûr au célèbre monastère gallois de Bangor-is-y-Coed.[1] Par implication, les premiers bretons de l'île étaient supposés venir du Gwynedd gallois. Et pourquoi ne pas imaginer de plus, en s'appuyant sur le sens 'grande congrégation', l'érection à date ancienne d'un monastère, tentation à laquelle n'échappent pas toujours les historiens locaux.
On peut néanmoins noter que si le nom Bangor est fréquent au Pays de Galles (et en Irlande), il est unique en Bretagne.
A ma connaissance, Belle-Île n'a jamais été associée à une fondation monastique ancienne et n'apparaît dans aucune Vie de saint [2]
L'île est divisée en quatre paroisses de surface assez réduite. Aucun plou, aucun tref, aucun nom de saint, rien n'indique le démantèlement d'un grande paroisse (ou plou) antérieure. Or il n'y a pas de déficit de plou dans le Vannetais côtier comme le montre cette carte [3]



Depuis Loth et Largillière, on sait que les Loc-, en particulier les Locmaria, [4] ne sont pas antérieurs au XIe siècle.[5]


La paroisse de Bangore sur la Carte particulière du marquisat et gouvernement de Bellisle par le Sr. d'Aigremont (n.d., XVIIe). La carte, aimablement fantaisiste au plan topographique, est orientée le haut au sud-ouest: la paroisse de Sauzon est donc à droite, Locmaria à gauche, et Palais au bas de la carte.

François-Marie de Bel-Île [6], s'appuyant sur le texte de chartes publiées par les premiers historiens bretons [7], écrit en 1754: Il (Catwallon, de l'abbaye Saint-Sauveur de Redon) s'embarqua avec joie pour se rendre à Belle-Île. Que là, il s'associa des solitaires qui vivaient séparement dans les ermitages qu'ils s'étaient bâtis dans l'île, pour faire avec eux le service divin. Ces moines n'étaient pas bénédictins, puisque Dom Catwallon les engagea à vivre selon la règle de Saint-Benoît.... Pas de lieu de culte, église ou monastère, relevé; pas d'évocation d'une quelconque activité religieuse avant ce siècle dans les actes de la longue dispute entre les abbayes de Quimperlé et de Redon pour la possession de l'île. Les moines mentionnés étaient-ils ermites ou en rupture de ban d'avec leurs monastères?
Bien qu'interpréter le silence des sources soit une pratique coupable, on peut se demander si l'île avait connu quelque influence chrétienne antérieurement. L'hypothèse d'une occupation par des Saxons, puis peut-être par des Vikings, interdisant de fait l'activité de clercs résidants ou itinérants, jointe peut-être à la difficulté matérielle de participer en nombre à des 'pélerinages' vers des lieux de culte ou des monastères en raison de l'insularité, n'est pas contredite par le constat précédent.

Tournons nous maintenant vers le nom même de Bangor. Plusieurs étymologies ont été proposées, et nous y mettrons notre grain de sel.
L'étymologie de Loth 'grande congrégation', encore dans Smith [8], dérive de ban(n) 'haut, éminent, suprême' [9] et -kor 'groupe, troupe'.[10] Cette étymologie (pré)suppose l'existence d'une congrégation assez importante pour justifier ce nom rare en Bretagne (et accessoirement un glissement de sens de 'haut' vers 'grand').
Hasardons une autre hypothèse celtique purement géographique: bann-gorre, 'le sommet élevé', du même vieux-breton ban(n) et de go(u)rre 'partie supérieure' [11], orthographié (et / ou prononcé) plus tard bangor, par assimilation savante avec le toponyme gallois.[12]

Dans un registre différent, Fleuriot glose bangor par haute construction à colombage et Favereau cite une interprétation voisine palissade élevée (de monastère...), au Pays de Galle upper row of rods in wattle fence ('rangée supérieure de perches dans une haie clayonnée'). C'est tout simplement le mot gallois bangor [13] dont la traduction anglaise (high) wattle signifie a construction of branches and twigs woven together to form a wall, barrier, fence, or roof ('une construction faite de branches et de rameaux tressés ensemble [14] pour former un mur, une barrière, une haie ou un toit'). En supposant un remplissage d'adobe, le sens de 'colombage' de Fleuriot en découle facilement. [15]






Deux reconstitutions du même grand bâtiment saxon (VIIe) à Cowdery's Down dans le Hampshire. Dans B. Ward-Perkins, The Fall of Rome, Oxford U.P., 2005, p.111.

Mais de quel bâtiment peut-il s'agir? Dans l'hypothèse d'une occupation germanique, bangor pourrait être la désignation par la main d'oeuvre servile celtophone d'un habitat important, celui du chef de la communauté germanique par exemple, ou d'un bâtiment permettant des réunions ou des activités communes. Les illustrations ci-dessus indiquent clairement, par leur différence, le peu de choses que les archéologues savent de l'habitat saxon du VIIe siècle en (Grande-)Bretagne.
Une question mérite peut-être d'être posée: en supposant une installation germanique à la fin du Ve siècle, la population servile parlait-elle encore gaulois, latin, déjà breton ou plusieurs d'entre elles selon les individus? Mais le toponyme a pu être donné plus tard...
Je ne tenterai pas ici de choisir entre ces différentes étymologies, qui sont toutes plausibles. Elles ne sont d'ailleurs pas contradictoire, si l'on se place dans la durée: une première forme a pu être remplacée par une nouvelle au fil des siècles, sur des critères de proximité phonétique et d'incompréhension de l'acception première.
Je veux simplement conclure, pour répondre à l'interrogation initiale, que le toponyme bangor n'est pas nécessairement lié à un établissement religieux chrétien et à sa communauté. Mais cela reste néanmoins une possibilité, notre documentation sur le très haut Moyen Âge breton étant, pour le moins, extrêmement fragmentaire...

A suivre ...

Notes

[1] Littéralement 'Bangor sous Bois'.

[2] A l'inverse de Groix ou de Houat, par exemple. Cette dernière est liée à Saint (G)ẅeltas (St Gildas) et donc au (premier) monastère de la presqu'île de Rhuys, dont on suppose généralement qu'il a bien existé. Belle-île était peut-être trop étendue pour accueillir un 'saint' primitif.

[3] En large part sur les données de L. Fleuriot, dans N.Y. Tonnerre 'L'Armorique à la fin du Ve siècle' in M. Rouche, Clovis. Histoire et mémoire, 1, Presses de l'U. de Paris-Sorbonne, 1997, p. 149. Belle-île semble avoir la taille requise pour être un plou.

[4] Nom d'une des quatre paroisses / communes de l'île.

[5] Quant aux dates du XIe siècle gravées selon les historiens locaux sur des linteaux ou des piliers d'églises et disparues lors des reconstructions, il veut mieux en sourire...

[6] Histoire de Bel-Île, p. 260; paragraphe recopié textuellement dans Léandre le Gallen Belle-Île, Histoire..., p. 56.).

[7] Ici, la charte de donation de Belle-île par Geoffroy, datée de 1006, dans le cartulaire de Redon.

[8] Smith, W. B. De la Toponymie bretonne, dictionnaire étymologique, Language Monograph n°20, supplément à Language 16, 1940.

[9] Vieux-breton ban(n) 'élevé', vieil-irlandais benn 'sommet, cime, corne' (cf. Ben (Nevis...) en Ecosse); vieux-gallois bann 'élevé'; gaulois benna / banna 'pointe' (Falileyev, Lambert).

[10] Favereau le note avec un -o- ouvert bref, vieux-breton cor- (cf. Lan-dre-ger (= Tréguier), Tre-gor); vieil-irlandais cuire, gaulois corio- cf. allemand heer (Falileyev, Lambert); kor au sens de 'choeur', avec un -o- long fermé pour Favereau, qui me semble une adaptation savante du latin ou du français, est très peu probable.

[11] Aussi '(nord-)est' (= le levant), 'surface'; vieux-breton gurre 'sommet', 'le dessus', gallois dwyre (Favereau, Loth), celtique *korro 'sommet'.

[12] Bangor se trouve dans la partie la plus haute de l'île.

[13] La grande encyclopédie "Celtic Culture - A historical Dictionary", coordonnée par J.T. Koch (2006), analyse "bangor" comme composé de ban, 'point élevé' et "côr" 'clôture d'osier tressé' (p. 166). cf. vieux-breton coret 'palissade, barrage', breton moderne gored '(barrage de) pêcherie', attesté sur l'île de Houat (Tréac'h-er-Goured).Cette forme était encore en usage dialectalement avec ce sens au XVIIIe siècle.

[14] C'est la définition d'un clayonnage, anglais wattle.

[15] On sait que par l'Edit de Pîtres (864), Charles le Chauve ordonne dans son royaume la destruction des haias ('haies'), au sens de 'lieux fortifiés', construites sans l'aval (direct ou indirect) de l'autorité royale.