Du substantif neutre germanique *buþlan sont issus le vieux-norrois ból ‘ferme, habitation’, le vieil-anglais boþl et bold ‘bâtiment, résidence' [1] et le vieux-saxon bodal ‘propriété foncière’.[2]
En vieil-anglais, bold provient de la métathèse (interversion) de la consonne 'l' et 'þ', la fricative 'þ' passant en outre (comme souvent) à l'occlusive 'd'. Cette métathèse établit l'ordre 'ld' en fin de mot, beaucoup plus commun que l'ordre 'dl'. [3]

Pour obtenir la forme belliloise bord-, on peut invoquer le passage de 'l' à 'r', qui est la modification spontanée la plus fréquente dans les langues du monde. [4] Mais la complémentation fréquente par un substantif précédé de l'article / préposition ar, typiquement bretonne, a pu provoquer l'anticipation bold ar... > bord ar....
Il est clair que le sens du terme saxon est parfaitement conforme à ce que désignent ces toponymes. Nous le traduirons (assez arbitrairement) par 'ferme'
C'est un toponyme bien attesté en Angleterre sous les deux formes. Jürgen Udolph consacre de nombreuses pages à ce toponyme dans son monumental Namenkundliche Studien zum Germanenproblem [5], dont nous extrayons la carte de répartition suivante.



La répartition spatiale montre que ces formes [6] sont bien saxonnes, et non (exclusivement ?) vikings, car elles débordent le Danelaw. [7].
Mais cette répartition pose un problème. Comme on peut le voir sur la carte des 'provinces' saxonnes à la fin du VIIe siècle (à la fin de ce billet) [8], ce toponyme est totalement absent des zones où les nouveaux arrivants germaniques se sont d'abord installés: East Angles en East Angia, East Saxons dans la région de Londres (Essex), Jutes? dans le Kent, South Saxons dans le Sussex.
Or le toponyme bold, pour ne prendre que lui, se concentre dans les régions appelées à l'époque Hwicce et Magonsaete, ainsi qu'à l'ouest de la Mercie (Mercia) et dans une zone occupée par les Middle Angles, en gros dans une large bande parallèle à la future frontière avec le Pays de Galles.
Les historiens supposent que ces territoires n'ont été occupés qu'au cours du VIe siècle, ou même plus tard, mais, en l'absence de documents historiques, nous ne savons pas par quel(s) groupe(s) germanique(s).
Il s'agissait peut-être de nouveaux arrivants germaniques qui employaient le terme bold de manière toponymique, ou d'un changement dans le mode de construction des habitations des premiers arrivants avec leur entrée dans ces nouveaux paysages, d'où l'emploi toponymique (en raison de ce nouveau sens) d'un terme préexistant jusque là non employé en toponymie.
Ceci repose, sans l'éclairer, la question de la datation de l'arrivée des 'Saxons' à Belle-Île: Ve, VIe ou même plus tard ?
Voilà bien la science: en essayant de trouver la réponse à une question, nous n'obtenons qu'une hypothèse et une série d'autres questions, plus techniques et plus difficiles que n'était à première vue la première...

Revenons vers Belle-Île.[9] Cette carte postale ancienne montre Borcastel, un bord- typique, constitué d'un petit nombre de maisons rassemblées en un petit hameau.


© http://belle-ile-en-mer.blogspot.com

La répartition très homogène de ces toponymes sur la surface de l'île peut recevoir deux types d'explications. La première est tout simplement que les Saxons ont occupé toute l'île. La seconde est que ce vocable est entré comme emprunt dans le vocabulaire des habitants de l'île de langue bretonne parce que les Saxons avaient importé un type d'habitat différent, peut-être supérieur au leur.



L'adoption se serait alors faite ultérieurement en tant que terme technique pour désigner un habitat construit à la manière saxonne. Dans ce cas, la cartographie des formes ne dit rien sur l'extension de l'habitat saxon original, donc de leur nombre relativement à celui des habitants d'origine bretonne sur l'île. La présence d'une main-d'oeuvre autochtone servile en nombre non négligeable pour assurer les travaux des champs est probable. De même, à terme, des 'mariages' entre saxons et 'bretonnes'. Mais cette population parlait-elle encore gaulois ou déjà breton? Etait-elle déjà christianisée? Tout dépend sans doute de la date de l'installation.



Reconstitution d'une maison (anglo-)saxonne (tardive?) (A prendre avec des pincettes...)



Eclaté d'un bâtiment anglo-saxon de type 'sunken-featured building' ('Grubenhaus') (V?-VIe) (Habitat, atelier ou grange ?)

Il est temps de refermer ce chapitre. L'hypothèse d'une étymologie saxonne donne, selon nous, une réponse raisonnable à la localisation exclusivement belliloise des toponymes en bord-, avec un sémantisme adapté à la nature des lieux ainsi désignés.

A suivre...


Notes

[1] Mais aussi (plus tard ?) 'manoir, palais’.

[2] D'après Orel (Handbook). Rappelons que 'þ' note le 'th' anglais sourd, 'ð' sa variante sonore. Oriel glose le vieux-frison bodel par 'movable property ('bien meuble'), un total renversement sémantique par rapport au sens primitif 'immeuble'. En vieux-saxon, selon les manuscripts de l'Heliand (IXe), on trouve le génitif pluriel sous les formes bodlo, bodla et bodlu et l'accusatif pluriel bodlos. Le sens est '(Grund)Besitz, Haus = house, dwelling, estate' selon le récent ouvrage de Heinrich Tiefenbach 'Altsächsisches Handwörterbuch. A Concise Old Saxon Dictionary', De Gruyter, 2010, p.35.

[3] Par exemple bold, fold, cold... en anglais moderne, qui ne connaît pas l'ordre 'dl' en position finale de mot.

[4] Nous en avons donné un exemple dans notre billet sur En Oulm: le français orme répond au latin ulmus.

[5] Mais il se concentre surtout sur les rapports pouvant exister entre l'allemand "büttel" et les formes anglo-saxonnes.

[6] Udolph distingue plus finement boðl/ bodl; bold / bolt; botl.

[7] Voir le billet sur En Oulm.

[8] Carte empruntée à la brillante synthèse de Barbara Yorke Kings and Kingdoms of early Anglo-Saxon England p.12.

[9] Les graphies, malgré des hésitations, montrent que bord se prononçait /bord/ devant voyelle (Bordelann = bord-el-lann, la ferme de la lande) et /bor/ devant consonne par amuïssement (suppression) du 'd' afin d'éviter un groupe consonantique lourd (Borcastel = bord-kastell, 'la ferme (du) château', sans trace du partitif, peut-être une réduction de *bord-ar-c'hastell avec 'article' partitif, disparition de la voyelle inaccentuée de ar, réduction consonantique du groupe lourd par suppression du -d de bord et de la consonne de l'article ar et enfin restitution du 'k-' après la disparition de l'article). Il n'est pas évident de reconstituer dans chaque exemple la forme et le sens de la seconde partie des toponymes. On trouve des tentatives dans Léandre Le Gallen (Belle-Île Histoire ...pp. 388-90), souvent reprises par Pierre Gallen (Inventaire...). Elles semblent toutes bretonnes, mais une nouvelle étude plus rigoureuse ne serait pas du luxe.