Il est presque certain que Belle-Île faisait partie des îles Vénétiques (Veneticae insulae, îles des Vénètes) mentionnées par Pline au chapitre quatre de son Histoire Naturelle au première siècle de notre ère. L'adjectif veneticus dérive du substantif (pluriel) Veneti, 'Vénètes' qui désignait aussi bien les habitants de la région italienne encore appelée Vénétie à l'heure actuelle, que les membres d'une tribu celte de la région de Vannes (Morbihan). Le nom breton de cette ville, Gwened, perpétue exactement cette forme.[1]

V......E...N....E...T.....
GW...E...N....E...D



On remarque que le v initial [2], qui était prononcé /w/, donne régulièrement gw en breton.[3]

Après ces préliminaires, tournons nous directement vers Belle-Île!
Pour respecter l'ordre chronologique, il faudrait d'abord examiner Vindilis. Mais sautons directement à Guedel, attesté dans deux chartes datées de 1026 (1029?) et 1050, parallèlement à Bella Insula (Belle-Île) [4] , Guezel en 1146, encore Guadel au XVe siècle.





Pierre Gallen dans son Inventaire rapporte que le professeur Léon Fleuriot rapprochait Guedel du gallois gweddol au sens de "beau". Mais on peut avoir des doutes. De nos jour, le terme gallois peut effectivement se traduire par fair en anglais, mais pas au sens physique de 'clair, blond' et 'beau' par extension, mais au sens moral de 'juste, équitable, moyen (= non excellent), satisfaisant'. Des dictionnaires anciens comme le English and Welsh Dictionary de John Walters (1828) donnent certes (en plus du sens moral 'décent', 'approprié') les laudatifs physiques 'comely' et 'handsome' ('de belle apparence', 'gracieux'), mais n'est-ce pas une extension dictée ultérieurement par le sens physique de 'fair' en anglais?
L'étymologie de gweddol, origine supposé de Guedel, s'appuie, comme le rappelle Falileyev, sur la forme moyen-galloise gwed(d) 'forme, apparence'. [5] Il glose 'visible, proéminent' (mais notre Guedel breton par 'bella' !). [6] Si le sens 'île bien visible' est très satisfaisant, les hautes falaises de Belle-Île la rendant en effet bien visible de loin, la forme celte pose deux problèmes. Cette étymologie ne repose de fait que sur une unique forme galloise. [7] Elle laisse dans l'ombre la terminaison -el. [8] Et le rapport avec 'bella' est au mieux indirect. Ce rapprochement, s'il est possible, n'est donc pas assuré.


Le parallélisme (supposé) entre Bella Insula et Guedel nous a incité à chercher une composante ayant le sens d'île.
Les dérivés du celtique *ēnissi (vieux-breton enes, enis..., breton enez 'île') ne conviennent pas phonétiquement.
Le moyen-irlandais fournit [9] ailén 'île'. Pour son étymologie, les spécialistes hésitent entre une dérivation celtique à partir de ail 'rocher' (sans préciser l'origine du suffixe) ou un emprunt au vieux-norrois eyland 'île' (mot-à-mot 'terre (land) d'eau (ey)'. [10] Un emprunt est plausible car les Vikings, après 150 ans d'expéditions depuis l'aube du IXe siècle, se sont ensuite implantés durablement en Irlande.
Surprise, surprise, on retrouve la piste germanique...Et si Gued- avait une étymologie germanique?

Nous avons vu [11] que /gw/ est la prononciation bretonne d'anciens "v-" ([w]) initiaux. On cherche donc une forme (proche de) wed- en germanique. Le vieil-anglais livre wéþe ‘doux, gentil, plaisant’ et "éȝ-land" pour 'île. [12] La correspondance n'est pas mauvaise: la consonne 'z' de la variante Guezel peut noter l'ancienne fricative þ devenu la sonore ð entre voyelles, et le son 'ill' se fondre avec le 'l' suivant. [13]

W........E.....þ.......E.E...ȝ...L...A....N....D
GW......E....D/Z.....E..........L.................

Et pour le sens, 'île plaisante, riante', une qualification valorisante, peut passer à 'belle île' sans trop de contorsions. [14] [15]

Mais je veux le préciser encore une fois: je n'affirme rien. Je suggère seulement une piste germanique [16]

Mais il reste cependant une alternative, évoquée par tous les historiens locaux de l'île, mais qui n'a guère reçu d'écho récemment. Je ne trouve rien à redire linguistiquement à une dérivation à partir de Goidhel (Gaoidheal, Gàidheal...), 'Gaël', 'Irlandais'. [17]On connaît par exemple une forme Goédel vers 1100. Il est certain que la Bretagne n'a pas accueilli beaucoup d'Irlandais sur son sol... Mais ne peut-on imaginer qu'il s'agisse pour Belle-île de Vikings venus d'Irlande? Il ne faut pas claquer trop vite la porte au nez de cette hypothèse...

Je ne dirai rien de la forme bretonne Gerveur (prononcée comme "guerveur"), qui divise encore et toujours les spécialistes. [18]

La dernière forme, Vindilis n'est pas la moins difficile. On la trouve dans l'Itinéraire d'Antonin, sorte de guide de voyage de la fin du IIIe siècle limité aux noms et distances entre villes (avec un appendice sur les îles). [19] Du nord au sud, on reconnaît dans cette liste des îles 'dans la mer océane qui baigne les côtes (des provinces) de la Gaule et (celles) de (Grande-)Bretagne', les noms des Orcades / Orkney islands, de Wight (Vecta), des îles Scilly (?) (Sicdelis), d'Ouessant (Uxantis), et de Sein (Sina).


Pour Siata et Arica, souvent associés à Houat et Hoëdic, il faut lire les doutes justifiés de Gaspard Hatchiss dans le n° 1 de la précieuse revue Melvan.[20] La position de Vindilis, au sud de Sein, est compatible avec Belle-Île, mais aussi avec un goupe d'îles qui pourrait comprendre, outre Belle-Île; les îles de Glénan, Groix, Houat et Hoedic (et Quiberon ?), [21] Hatchiss rapporte l'hypothèse de Langoët, selon laquelle Sicdlelis et Vindilis seraient des pluriels: possible mais pas certain.
On a souvent tenté de rapprocher Guedel et Vendilis. [22]

V......I....N.....D.....I......L.....I.......S
GW..E...........D.....E.....L

Il suffit ignorer le "n" et le compte est bon au plan de la forme. Mais se pose alors la question du sens. Comme beaucoup l'ont suggérée, la forme celtique *vindo- 'blanc, brillant' vient immédiatement à l'esprit, bien attestée en gaulois dans des toponymes [23], et en vieux-breton sous la forme guinn. [24] Mais si c'est le cas, il est difficile de comprendre pourquoi le "n" aurait disparu et le "d" aurait été conservé dans Guedel, alors que c'est l'inverse dans la forme gwin attestée partout dans le monde celtique. De plus, les falaises de Belle-Île ne sont pas aussi blanches que celles de Douvres !

Une autre possibilité est de comparer Vindilis et Venet-- [25]
V......I....N.........D.....I......L.....I.......S
V......E...N (E)...T

La correspondance est bonne si on suppose l'amuïssement (disparition) du second 'e' (par déplacement d'accent ?). Quand à la partie finale, je voudrais suggérer le singulier enis (ou même le pluriel enisi) 'île(s)' à la place de -ilis.[26] Vindilis serait alors à analyser Ven(e)t(i)-enis(i), l'île ou les îles des Venètes.

V......I....N.........D.....I......L.....I.......S
V......E...N (E)...T.....E....N.....I......S




Il est temps de clore ce (trop) long billet. Je trouve économique de rapprocher Vindilis de Venet- enis(i) (île(s) des Vénètes). L'hypothèse d'une origine germanique pour Guedel conduit à 'île riante', ce qui n'est pas insultant, même si cela est inexact, pour cette... belle île !

A suivre...

Notes

[1] Il ne faut pas s'étonner que des groupes ethniques différents aient porté le même nom (ethnonyme). Ces noms affichaient une caractéristique géographique ou valorisante du groupe: les Redones (Rennes et Redon) était les 'conducteurs de chars', les Remi de Reims étaient les 'premiers' ... comme les Galactiques sont aujourd'hui les joueurs du Real de Madrid. Il se trouve simplement que le même terme a été choisi par des groupes sans liens entre eux. On connaît de plus les Venedoti du nord du Pays de Galles, la région appelée Gwynedd aujourd'hui. Toute idée d'essaimage d'un même groupe à travers l'Europe doit être écartée. P.Y. Lambert (La langue Gauloise, Ed. Errances, 2003, pp. 33) dérive Veneti de la racine celte *veni- 'lignée, race' (cf. irlandais fine 'tribu'). Les Vénètes étaient donc 'ceux de la lignée', 'nous', quoi, par opposition aux autres. D'autres significations ont été proposées, 'désireux de conquérir' par F. Bader (Langues Européennes, CNRS Editions, 1994, p. 70) par exemple, mais l'hypothèse de P.Y. Lambert nécessite moins d'acrobaties sémantiques.

[2] Il faudrait d'ailleurs l'écrire "u" : les latins n'avait que le symbole 'V' pour la consonne "v" et la voyelle "u''.

[3] Et comme en gallois. Un nombre non négligeable de mots d'origine latine ou germanique ont connu d'ailleurs le même sort en français: lat. vadum > gué; vagina > gaine ; germ. *wardon > garder. Mais ce n'est pas le lieu de discuter d'un lien possible.

[4] On trouve belile sur le portulan de P. Vesconte en 1313. voir aussi C. Passerat , Étude sur les cartes des côtes de Poitou et de Saintonge antérieures aux levés du XIXe siècle, 1910, p. 8. Je lis Izula Bilel (pour Belil?) sur la carte Pisane de la fin du XIIIe.

[5] Qui proviendrait d'une forme celtique *vida- (dérivant elle-même de la forme indo-européenne *ueid- , qui a donné le verbe video 'voir' en latin). Le vieux Vocabulaire vieux-breton de Loth (1884), souvent utilisé, cite un vieux breton gued 'forme, façon' avec renvoi à la Grammatica Celtica de Zeuss (1871) p. 890. Mais à l'article gued, forme traduite en latin par 'forma, modus', Zeuss ne cite aucune glose armoricaine. L'existence de cette forme en vieux breton n'est donc pas attestée.

[6] La liste des formes proto-celtiques de l'Université du Pays de Galles donne *widā- 'sight' ('vue').

[7] On souhaiterait des attestations dans d'autres langues celtiques.

[8] Qui pourrait n'être qu'un suffixe d'adjectif (cf. -ol suffixe d'adjectif en gallois).

[9] Mais à une date un peu trop tardive: X-XIIe siècle).

[10] ey- est un cousin éloigné du latin aqua

[11] C'est l'une des raisons de l'introduction

[12] þ est le 'th' sourd de l'anglais et ȝ est un g adouci qui passe facilement au son du français 'ill-'.

[13] Il faut supposer en outre que la partie finale (prononcée /ãnd/ ?), loin de l'accent tonique, a été négligée au point de disparaître.

[14] Pour le vieux-norrois, parlé par les Vikings, Orel donne, en parallèle avec wéþe, l'adjectif au comparatif oedri 'plus haut' dont je me demande ce qu'il fait là. En segmentant Gue-del, on pourrait songer au vieux-norrois dalr ou au vieil-anglais dael 'vallée' pour la finale. Mais on est loin de bella insula, et Gue = we n'évoque rien.

[15] La proximité phonétique entre Guedel et Guidel, commune du Morbihan (entre Quimperlé et Lorient), mais Guidul au XIIe siècle est donc trompeuse. Ce dernier vient du patronyme (nom propre) latin Vitalus (latin tardif Vitalo), connu en ancien breton sous la forme Guitaul et attesté en Grande-Bretagne (c'est le nom du père de 'Vortigern', par exemple chez Nennius). Loth (Les Noms des Saints Bretons, p. 60) suppose un ancien Plouguidel, donc l'existence d'un saint breton de ce nom (cf. Tréguidel dans les Côtes d'Armor).

[16] Qui pointe plutôt vers les Saxons, faute d'éléments linguistiques attestés en faveur des Vikings, mais cette possibilité demeure. Cette première ébauche devrait bien sûr être validée par des spécialistes.

[17] Sous les différentes graphies, on restitue une forme (proche de) *geidelo-

[18] Oui, je sais, d'habitude, on met une note pour dire quand même quelque chose. Ben, non, je ne dirai rien, les 'celtologues' sont assez nombreux !

[19] Rien à voir avec une carte de Ptolémée comme l'écrivent trop d'internautes. Ptolémée cite dans sa Géographie un Vindana Portus qu'on localise, selon les chercheurs, à Port-Louis (Merlat) ou Locmariaquer (Langouët) (pour ne parler que du Vannetais!). Les cartes en question ont été dressées par des érudits du XVe siècles.

[20] Aucune identification (de Noirmoutier à Oléron) ne s'impose. Si l'île de Noirmoutier est souvent appelée Herio (VIIe) (et formes proches) au cours du haut Moyen-Âge, un diplôme de Louis le Débonnaire de 819 la nomme Aeri (cf. par ex.. L.Maître, Bibliothèque de l'école des chartes, 59, 1898, p. 240) ce qui correspond bien à Ari(ca). Et s'il s'agit d'une confusion graphique entre H et A, dans quel sens s'est-elle produite? On suppose généralement que Herio procède du nom propre germanique Herio. Mais n'a-t-on pas ramené la forme inconnue A(e)ri à un nom propre connu?. Pourtant, même si l'on accepte cette identification, il reste à placer Siata entre Belle-Île et Noirmoutier, ce qui paraît difficile. Nous n'avons donc guère avancé... Les autres îles, en Manche, font toujours l'objet de discussions (Vecta = Wight, Lisia = Guernesey ?). Ch. de la Roncière a proposé avec hésitation d'associer le Cuda du portulan de Vesconte (1313) avec Houat, mais sa position juste au nord de l'île de Ré, à l'emplacement du rocher des Baleineaux, rend cette hypothèse bien fragile. De plus le passage de Cuda à Houat n'a rien d'évident. Une étymologie partant du latin cauda/coda (la 'queue' de l'île de Ré) est plus attrayante. Enfin, il est clair que Hoedic peut dériver de Houat+ic (< -ig, suffixe hypocoristique breton) avec fermeture du /a/ en /e/ sous l'influence du /i/ et sonorisation du /t/ en /d/ à l'intervocalique. Un même étymon sous-tendrait donc les deux noms. Si l'on veut poursuivre une piste germanique devant les doutes que suscitent les pistes celtique et latine, on peut songer au germanique commun *swaþan - *swaþon à l'origine du vieil anglais swaðu et swæð 'piste, trace' et du vieux Frison swethe (aussi au sens de 'limite') (Orel). L'amuissement bien attesté du 's' initial en 'h' en breton et le passage par défaut de la fricative þ/ð à la dentale donneraient /hwad/ ou /hwed/. Ce terme aurait désigné le chapelet d'île formant une sorte de piste s'étendant de Quiberon aux Cardinaux et il aurait été confondu plus tard avec houad, l'une des formes bretonnes désignant le canard. Est-il utile d'ajouter que ceci n'est qu'une hypothèse ?

[21] et pourquoi pas Guérande, voire Noirmoutier et Yeu, si ces dernières ne sont pas Pictes (Poitevines), tant qu'on a pas identifié avec certitude les deux derniers noms de la liste.

[22] Cette hypothèse n'est pas nouvelle: Emile Gadeceau, (Essai de géographie botanique sur Belle-Île en Mer, Mémoires de la Soc. Nat. des Sciences Nat. et Math. de Cherbourg, 1903, pp. 177-368) écrit par exemple D'après certains celtisants, Guédel ne serait autre que Vindilis, débarassé de sa terminaison latine. p. 206.

[23] Vindo-bona, Vienne, par exemple

[24] Falileyev renvoie à l'indo-européen *wi-n-do, dérivé d'ailleurs du même *uied- rencontré plus haut.

[25] Cette hypothèse est déjà dans Langoët L. Principaux sites portuaires de l’Armorique gallo-romaine, Dossiers du Ce.R.A.A.n° 30, 2002, pp. 87-112.

[26] Une dissimilation en 'l' ('éloignement phonétique', par opposition à assimilation 'rapprochement') du second 'n' (dans enis) en raison de la présence d'un premier dans ven(e)t- est un phénomène connu en linguistique historique. Il pourrait s'agir aussi (comme toujours) d'une faute de copie (le premier manuscrit connu datant du VIIe siècle seulement).