En Oulm, vu de la côte © belleisleenmer.free.fr


En Oulm, vu du sud ©


© http://www.survoldefrance.fr .En Oulm est l'îlot à droite; La grande entrée obscure de la grotte (en fait tunnel) de l'Apothicairerie, à travers la pointe, est au premier plan.

La carte nautique n° 7142 du SHOM nous révèle le nom de cet îlot: En Oulm.[1]



La carte de l'IGN au 25 000e indique que cet îlot[2] culmine à 33 m au dessus du niveau moyen de la mer.



Les photos aériennes (1) (2) montrent que le bord de l'îlot n'est qu'à 100 m de la côte. Si l'on tient compte de la roche à fleur d'eau bien visible près de la côte (Poul Dourec), le passage libre ne fait que 70 m.




Il y a quelques années, à la lecture de l'excellent petit livre du professeur Jean Renaud intitulé Les Vikings en France [3], la proximité phonétique de la forme bretonne oulm et des toponymes normands en homme ou hou ('îlot') m'avait frappé.[4]
L'origine des formes normandes est sans conteste le vieux-norrois[5] hólmr, dont on dit classiquement qu'il signifie 'île' ou 'îlot'.
Mais ce rapprochement entre la forme bretonne et les formes normandes ne va certainement pas de soi, ne serait-ce que par l'absence de la consonne initiale h- dans le toponyme breton: on ne peut faire l'économie d'une discussion.

En breton, oulm désigne l'orme [6]. C'est bien ainsi que le comprend Léandre le Gallen dans son Belle-Île Histoire politique, religieuse et militaire[7] lors de sa discussion de la forêt primitive de l'île: 'Un îlot séparé de la côte de Kerguerh en Sauzon, près de la grotte de l'Apothicairerie, porte le nom de En-Oulm, îlot ou rocher de l'ormeau'. Tous les dictionnaires le confirment, comme le grand Geriadur (dictionnaire) de Francis Favereau: 'O(U)LM ... 'ormes (& ormeaux) ... ' (p. 561).
La forme celtique de même sens [8] proviendrait de la racine indo-européenne[9] *ḷmos[10] qui a donné par ailleurs le latin ulmus (avec voyelle prothétique, d'où le français orme [11], l'espagnol olmo etc.) et le germanique *elmaz ou *almaz, vieux-norrois almr, vieil-anglais ( = anglais moderne) et vieux-haut-allemand elm.[12]

Mais peu de choses dans l'allure du rocher rappellent un arbre, et même s'il est probable que Belle-Île ait été boisée antérieurement [13], ce ne devait pas être le cas du bord de la côte sauvage, exposé aux vents violents et surtout aux embruns salés qui brûlent la végétation non spécialisée [14]. Ogée écrit encore en 1884 A l'exception des mûriers et des figuiers (sic) dont on a parlé, et de quelques ormeaux qui se trouvent sur un coteau près du Palais, on ne voit pas un seul arbre dans la campagne. Ceci jette un doute sur l'origine bretonne du toponyme.

Jetons maintenant un coup d'oeil sur la forme germanique. D'après Orel (Handbook), holmr remonterait au substantif masculin proto-germanique *xulmaz, d'où dérivent le vieux-norrois hólmr ‘îlot’, le vieil-anglais holm ‘éminence, colline' (mais voir plus bas) et le vieux-saxon holm ‘colline’. Cette forme proto-germanique pointe vers la forme indo-européenne antérieure *kḷmo-, à l'origine par exemple du latin culmen, columen ‘pointe, sommet' (cf. français 'colonne' de columna). Si Oulm est bien d'origine germanique, le terme peut donc être viking ou saxon

Rappelons que le (vieil-)anglais résulte de l'introduction et de l'évolution en (Grande-)Bretagne de la langue de groupes germaniques, notamment des Saxons et des Angles[15] à partir du Ve siècle. Les formes saxonnes et vieil-anglaises sont donc (le plus souvent) très proches: comme on connaît beaucoup mieux le vieil-anglais que le saxon [16], on utilise souvent le vieil-anglais comme 'substitut' du saxon.
Mais pour tout simplifier (!), les formes nordiques et germaniques sont inconfortablement proches. Le professeur R. Boyer parle à juste titre de ...l'impossibilité de décider que tel toponyme est décidemment nordique et non saxon. [17]

Essayons pourtant. On note immédiatement que le sens n'est pas exactement le même en vieux-norrois et en vieil-anglais / saxon. Le sens nordique semble être une spécialisation: éminence, pointement émergeant de la mer.
Dans le Bosworth-Toller, le gigantesque dictionnaire classique du vieil anglais, holm est d'emblée glosé (p. 550) ' Mound, hill, rising ground' ('monticule, colline, pente') mais avec la précision capitale suivante: 'but in this sense, which belongs to the word in the Old Saxon, it is not found in English' (mais avec cette acception, qui est associée à ce mot en vieux-saxon, on ne le trouve pas en anglais'). Le seul sens attesté 'mer, océan, vague' (et seulement en poésie) provient d'une dérive sémantique (d'origine obscure) non pertinente ici.

Ce qui précède concerne l'emploi lexical du vocable, c'est-à-dire son emploi dans les textes. Il faut regarder de plus près son emploi comme toponyme.
Dans les pays nordiques, il n'est pas douteux de holm(r)[18] était bien employé (mais pas exclusivement) au sens d' 'île, îlot'. Il n'y a qu'à citer Stockholm, capitale de la Suède, construite sur un ensemble d'îles. Mais on peut être plus précis en étudiant la répartition des toponymes provenant de ''-holmr'' en Grande-Bretagne. Il faut en effet se souvenir que les Vikings[19]se sont installés durablement, au plan politique et linguistique, en Grande-Bretagne à partir de la fin du IXe siècle.

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On voit tout d'abord que ce toponyme n'existe que dans (ce que les historiens appellent) le Danelaw, la moitié nord-est de l'Angleterre, qui a été sous le contrôle des Vikings. Il est clair également qu'il est absent du reste du pays, c'est-à-dire des zones restées exclusivement anglo-saxonnes. Cela montre clairement que la forme "holm" n'était pas utilisée comme toponyme par les Saxons.
On voit également que le sens de holm ne peut être simplement 'îlot', car la très grande majorité de ces toponymes ne se trouvent pas sur les côtes. Une remarquable étude de la professeure Gillian Fellows-Jensen, fait le point: Géographiquement, outre un îlot en mer (rarement), holm désigne 'un terrain surélevé, souvent entouré d'une rivière, de fossés, ou de marais...' [20] On peut d'ailleurs se poser la question suivante. En Oulm était-il un îlot il y a plus d'un millénaire? Les cavernes, grottes (groc'h), tunnels et arches (toull) sont fréquents en bord de mer sur Belle-île: la grotte de l'Apothicairerie (en fait un tunnel), la plus célèbre, est à quelques centaines de mètres de notre îlot. L'arche de Roh Toul (Roc'h Toull, la Roche Percée), tout proche également, si souvent photographiée dans la première moitié du siècle dernier, s'est effondrée à une date récente, le 23 février 1975.


Roh Toul, la Roche percée, qui masque en partie En Oulm à l'arrière plan.

Roh Toul un peu avant 1975

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Une vue aérienne récente de Roh Toul: l'arche a disparue. ©

En Oulm pouvait n'être qu'une presqu'île à cette époque, ou être relié à la côte par un amoncellement de roches, vestige du toit d'une cavitée effondrée. Dans tous les cas, l'emploi de holm(r) se justifie.

Reste le problème du h- initial. On ne connaît pas de forme très ancienne pour notre toponyme. La carte d'Alexandre Detaille, postérieure de peu à 1763 et reproduite dans le beau livre de Louis Garans Belle-Île en Mer [21], porte houlme. Je lis Yoline sur celle de Cassini de la fin du même siècle, ce qui doit être une erreur de l'auteur ou du graveur pour Holme. Mais la valeur probante de ces graphies est faible. Notons que ho(u)lm(e) n'est pas attesté en breton.

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Le vieux-breton possédait certainement un [h] initial, vraisemblablement bien audible, provenant de l'affaiblissement diachronique d'un [s] initial, comme le montre la comparaison avec les formes vieil-irlandaises qui conservent [s]. Un exemple suffira: au vieil-irlandais salann 'sel' répond le moyen-breton (et le breton contemporain) holen [22]. Mais ce [s] a disparu de la prononciation (à une date difficile à déterminer). De nos jours, le h- (graphique) ne se prononce pratiquement jamais, comme on le constate dans le Geriadur (dictionnaire) de Favereau [23] Les formes avec et sans h-, comme [hulm] et [ulm] [24] ont donc eu tendance à se confondre. La présence d'un h- initial en vieux-norrois n'est donc pas une difficulté insurmontable pour l'hypothèse d'une origine germanique de oulm. [25]

Enfin, on peut tenter d'expliquer de la manière suivante la survie de ce terme norrois: à l'époque où la langue parlée par les colons et maîtres vikings disparaissait [26], les toponymes norrois ont été remplacés par des vocables bretons. La quasi-totalité de la toponymie belliloise est en effet bretonne.


Extrait de la carte Belle-Île en mer - Enez ar Gerveur - Toponymie - Itinéraires de découverte, dessinée par Pierre Galen, 4ème ed., 2004

Mais, par hasard, notre toponyme faisait sens (mais un sens différent, 'îlot' et 'orme') dans les deux langues en raison d'une grande proximité phonétique, ce qui lui a permis d'échapper à ce processus de remplacement.

Il est temps de conclure. Tout bien pesé, il ne me paraît pas impossible que le vieux-norrois holmr, 'îlot' dans la langue d'un groupe de Vikings qui se serait installé dans l'île, soit à l'origine du toponyme (En) Oulm.[27]

A suivre...








Notes

[1] En (graphie classique an) est l'article défini (le, la, les en français) devant voyelle en breton. La prononciation locale était En Noul, d'après Pierre Gallen Inventaire et Histoire des Toponymes de Belle-Île en Mer.

[2] Fait de tufs volcano-sédimendaires métamorphisés à faciès schisteux ou phylladique, comme presque toute l'île, d'après la carte géologique.

[3] Éditions Ouest-France, 2000.

[4] Tatihou, Quettehou (Chetehulmum 1066-83), Jéthou, Brecqhou, Écréhou, Le Houlme, le Homme (Hulmo v. 1160), Robehomme (Raimberti Hulmus 1083), Le Hom, cités d'après l'article sur la toponymie normande de Wikipédia.

[5] Ou 'vieux-scandinave'; anglais 'old Norse'.

[6] Ou ormeau, l'arbre, et non le délicieux bivalve qui se dit o(u)rmel en breton.

[7] 1906, réédition La Découvrance, 2003, p. 468.

[8] Attestée en moyen-irlandais sous la forme lem, antérieurement *lēmo- ou limo-, sans voyelle prothétique initiale, gallois (collectif) llwyf. Une voyelle prothétique est une voyelle supplémentaire, non étymologique, souvent en début de mot: la première voyelle de épée est prothétique car ce mot viens du latin spatha (cette forme est un emprunt au grec) par l'intermédiare du (très) vieux français spede (Cantilène d'Eulalie, fin IXe). Le 's' initial et la syllabe finale '-de' ont disparu, et une voyelle suplémentaire précède aujourd'hui la consonne 'p'.

[9] Citée selon la tradition au nominatif.

[10] *h1leym-ōm / h1lim-os (où h1 est une consonnne laryngale) selon R. Matasovic Etymological Dictionary of Proto-Celtic, Brill, 2009, p. 237.

[11] Notez le passage l > r que nous retrouverons dans un prochain billet.

[12] Voir par exemple P. Friedrich, Proto-Indo-European trees, U. of Chicago Press, 1970, p. 80-87; le monumental Handbook of Germanic Etymology de V. Orel (Brill, 2003) p. 83; A. Falileyev Dictionary of Continental Celtic Place-Names, 2007 p. 20, (éd. définitive 2010),

[13] comme la presqu'île de Quiberon, où des textes anciens parlent de forêts. On trouvera ici une analyse pollinique de plusieurs sites proches du golfe du Morbihan qui indique une présence discrète de l'orme depuis le Mésolithique jusqu'au Moyen-Âge.

[14] C'est-à-dire non halophyte.

[15] D'où le terme anglo-saxon.

[16] Le saxon n'est pratiquement connu que par le Heliand un poème tardif du milieu du IXe siècle.

[17] Les Vikings, Coll. Tempus, Perrin, 2004, p. 24.

[18] La disparition du 'r' en position finale devant la consonne 'm' est attestée aussi bien dans les pays nordiques qu'en Angleterre.

[19] Appelés 'Danes' en vieil-anglais (c'est-à-dire Danois et Norvégiens).

[20] En pourcentage, (1) un terrain presque entièrement entouré d'eau (39 %) (2) une étendue de terrain non inondable (24 %) (3) un paturage inondable (25 %). S. Fridell (The development of Old Nordic place-names in 'The Nordic Languages', HSK 22.1, Walter de Gruyter, 2002, p.978) précise que -holm dans les noms médievaux anciens a le sens de 'terrain élevé (partiellement) entouré d'eau', type d'endroit convenant à la construction de fortifications défensives, Il qualifie (plus tard) en Suède et au Danemark des manoirs de la noblesse.

[21] Ed. Palantines, 1999 p. 47.

[22] La racine indo-europénne était certainement *sal- (cf. latin sal, anglais salt etc.).

[23] L'article défini est an devant voyelle et devant un mot commençant par un 'h'- graphique (ainsi que, pour d'autres raisons, devant les dentales 't', 'd', 'n'). Il est ar devant toute les autres consonnes (sauf 'l', où il se prononce 'al'). Ceci montre que le 'h-' ne "compte pas" comme consonne, pas plus que certains 'h-' du français: dans 'homme' par exemple, on prononce un 'nomme' comme un 'navion', à l'inverse de un 'héro', un 'ero', pas un 'nero'.

[24] [u] note phonétiquement le son de la graphie française 'ou'.

[25] Dériver Oulm du vieux-norrois olmr 'serpent' n'est pas phonétiquement impossible, et règlerait le problème du h- initial. Ce nom dérive du germanique commun *wurmaz ou *wurmiz, à l'origine de l'anglais worm ('ver') par exemple. Mais le sens n'est guère favorable à cette dérivation, même si on envisage son emploi comme patronyme (nom propre ou surnom), bien attesté chez les Vikings.

[26] Ce qui a pu se produire assez vite par assimilation des deux populations par mariage, comme le montre l'exemple normand.

[27] L'Introduction à l'histoire d'Hoedic et de Houat de l'association Melvan affirme, sans référence, qu'après le passage des Vikings, vers l'an mil, les îles du Morbihan sont toutes désertées. Notre hypothèse implique une coexistence entre des Vikings et des Bretons. Comme nous le verrons dans le billet sur la Pointe du Skeul, ce toponyme POURRAIT également être d'origine nordique.