L'analyse repose en large part sur l'emploi (d'une version) de l'équation classique de la caténaire (ou chaînette) qui décrit le comportement d'une chaîne entre le davier et le fond.
Cette version donne la composante horizontale Fh de la force exercée aux deux extrémités de la chaîne en fonction de
- la hauteur H entre le fond et le davier (hauteur d'eau + franc-bord avant),
- la longueur S de la chaîne entre le davier et l'ancre, que la chaîne rejoint avec un angle nul. et
- le poids w de la chaîne par mètre dans l'eau (par exemple 1,96 kg / m par une chaîne de 10 mm)

Fh =w × (4S²- 4H²)/8H

NB: le poids d'un objet en acier dans l'eau (chaîne, ancre ...) est son poids dans l'air (2,25 kg par m par exemple pour une chaîne de 10 mm) multiplié par 0,87, en raison de la poussée d'Archimède[1].
Il faut par exemple exercer une force horizontale de 164 kg pour qu'une ligne de mouillage de 35 m en chaîne de 10 mm ne touche le fond qu'au niveau de l'ancre, 7 mètres sous le niveau du davier, avec un angle nul.
Si la force est inférieure, la chaîne touchera le fond à une certaine distance de l'ancre, le reste de la chaîne serpentant sur le fond jusqu'à l'ancre[2].

On peut calculer la longueur de chaîne posée sur le fond en programmant la formule sur un tableau[3] et en cherchant par essais et erreurs la longueur S qui donne une force donnée[4].
Pour une force de 30 kg par exemple, on trouve, par ajustements successifs, S = 16,24 m. Donc 18,76 m de chaîne seront posés sur le fond car le total doit faire 35 m.

Or cette partie de la chaîne offre une certaine résistance à la traction en raison des forces de frottement entre le sol et la chaîne. Le manuel didactique de Vryhof, un des plus grands fabriquants d'ancres pour les gros navires, nous apprend[5] que la coefficient de friction est voisin de 1. En d'autres termes, la résistance qu'offre une chaîne est sensiblement égale à son poids.[6]. Dans notre exemple, la chaîne offrira donc une résistance de (18,8 * 1,96 =) 37 kg environ. On constate que si le vent repousse le voilier avec une force de 30 kg, la chaîne seule suffira pour le maintenir en place !

Si on fait l'hypothèse qu'une ancre simplement posée sur le fond offre un même degré de résistance[7], la résistance totale sera d'environ 51 kg, ce qui est largement suffisant[8]. Ce dernier calcul est simple à implémenter sur un tableur.

Toujours en ajustant S (la longueur de la caténaire) on constate que ce couple chaîne + ancre peut s'opposer à une force aérodynamique de 44,8 kg au maximum, S valant alors 19,2 m, avec donc 15,8 m de chaîne sur le fond.

Le même texte de Don Dodds nous apprend qu'un bateau de 44 pieds est soumis à une force aérodynamique d'environ 32 kg dans 15 noeuds de vent.[9]. Comme cette force croît en fonction du carré de la vitesse du vent, la force pour 25 noeuds de vent sera (25/15)² = 2,78 fois plus grande, soit pratiquement 90 kg.

On peut enfin estimer la longueur MINIMUM de chaîne qui a permis à son bateau de ne pas déraper au mouillage dans les alizés, retenu simplement par l'ancre et la chaîne sur le fond[10].
On ajuste d'abord S pour obtenir une force de 90 kg, puis, toujours par essais et erreurs, la longueur totale de la chaîne afin que la résistance due à la friction soit également de 90 kg.
On trouve 70,7 m de chaîne si la distance fond-davier est de 10m, ou 65,1 m pour 7 m.
Ces valeurs ne sont pas négligeables, mais pas déraisonnables pour un bateau de voyage : Le 'scope' (c'est-à-dire le rapport longueur de chaîne / hauteur d'eau + franc-bord) est de 7 dans le premier cas et de 9,3 dans le second

Il reste encore un point important à souligner. Le manuel de Vryhof indique que le coefficient de friction (qui relie résistance à la traction et poids de la chaîne) n'est plus que de 0,7 lorsque la chaîne est en mouvement ! Ceci implique que lorsque le bateau commence à déraper, la résistance offerte par la chaîne diminue brutalement de 30 %. Il y a donc peu de chance pour que cette glissade s'arrête d'elle-même...avec toutes les conséquences que l'on imagine !

Au final, on comprend mieux la situation que relate un contributeur au Cruisers' Forum qui navigue sur un Catalina 47 équipé d'une ancre Rocna de 25 kg (ma traduction):
Pendant un coup de vent de 25 noeuds en Baja California, j'ai plongé pour vérifier que mon mouillage tenait bien... Ce que j'ai vu m'a donné un choc. J'étais dans 10 m d'eau avec un peu plus de 50 m de chaîne. J'ai suivi le mouillage à partir de l'avant du bateau. Après une vingtaine de mètres, la chaîne tournait sur la sable de 90° et continuait ainsi jusqu'à l'ancre. En d'autres termes, mon bateau de 17 tonnes tenait dans 25 noeuds de vent grâce au seul poids de la chaîne...

A suivre

Notes

[1] En appliquant cette correction, on ne tient pas compte du court morceau de chaîne entre le davier et la surface de l'eau où il faudrait prendre le poids dans l'air.

[2] On trouvera une bonne illustration ici.

[3] Comme celui d'OpenOffice, libre et gratuit.

[4] Il existe une manière bien plus élégante de le faire, mais la formule fait intervenir un sinus hyperbolique qui peut faire peur !

[5] Page 158.

[6] On suppose ici que cette relation reste vraie quelle que soit la taille d'une chaîne.

[7] 16 * 0,87 = 14 kg pour une ancre de 16 kg à l'air.

[8] Il faudrait tester ces hypothèses, ce qui semble possible: des volontaires?.

[9] Ce chiffre, mesuré par l'auteur, est bien inférieur, d'un facteur 3 environ, à celui du tableau de l'ABYC, cité partout, par exemple par Plastimo: nous reviendrons sur ce point dans un prochain billet

[10] On supposera une chaîne de 10 mm et on prendra une hauteur d'eau arbitraire mais réaliste.