Je précise bien que c'était à marée haute, car à marée basse, le Cob est accessible à pied, par une chaussée de sable et de roches basse[1] Trois quarts de mille en ligne droite, un peu plus en suivant toute l'anse de la Clère (ou de la Claire) et ses épis de bois goudronnés[2], jusqu'à cet amas vaguement pyramidal de blocs cyclopéens à 300 m de la pointe.
J'avais laissé une mère inquiète, emportant une bonne dose de recommandations, laissant des tonnes d'assurances quant à la prudence dont je ferais preuve. Et j'avais passé une partie de l'après-midi assis face au large, plus exactement face à la baie de Bourgneuf avec les taches blanches de Pornic au loin au ras (raz?) de l'eau, capitaine explorateur d'un navire de pierre, en route vers mon destin, mon embarcation au sec et en équilibre plus ou moins instable sur une roche plate hors d'atteinte des vaguelettes de cette belle journée. J'ignorais bien sûr que mon navire était fait de dalles de grès siliceux datant de l'Yprésien, il y a environ 50 millions d'années, ce qui en faisait certainement le plus vieux navire du monde...


Un Marsouin

Mon embarcation ? un canoë gonflable Marsouin, de la marque Hutchinson[3], avec une pagaie de bois... peut-être une tartine de pain et deux carreaux de chocolat, je ne sais plus. Certainement un bob blanc sur la tête, pour lutter contre les insolations, c'était OBLIGATOIRE, un tee-shirt contre les coups de soleil, oui maman, je ne l'enlèverai pas, un maillot de bain en nylon et ces sandalettes en plastique dont l'attache métallique rouillait en quelques jours dans l'air salin.

Non, pas même une petite voile latine, avec deux dérives latérales en bois, trop dangereux (et trop cher ?) avaient décrété mes parents, et ils n'avaient peut être pas tort: je révais secrètement de la Pierre Moine, sans bien comprendre qu'elle était à près de trois milles au large. J'avais peut-être jeté un coup d'oeil sur une carte marine. On m'avait en effet offert Le Familier de la Mer, de Gilbert Anscieau, dont, par un extraordinaire hasard, le chapitre sur les cartes marines était illustré par un extrait de la carte de cette partie de l'île. Je savais donc déjà à cet âge que je me baignais et nageais tous les jours dans un 2,2 souligné.


Un extrait de la carte 5039 du SHOM (1991) : l'apparence est encore proche de celle de la carte de Beautemps-Bauprée levée en 1821-2, qui est encore cité dans le cartouche.


Un extrait de la carte 145 datée de 1887, dressée par Beautemps-Bauprée et corrigée en 1865 par Bouquet de La Grye et Caspari.

A suivre...


Au fond, le Cob. Au premier plan, les rochers de la Clère (4,3), sur lesquels s'appuyait (ce que nous appelions) la pêcherie du père Gouraud.
A droite, l'ancien moulin de la Lande (ou de la Clère), un amer figurant encore sur les cartes marines. [4] ©


Le Cob vu de l'anse des Souzeaux ©


Le Cob à marée haute ©





Deux vues du moulin de la Clère (ou de la Lande). Date inconnue, antérieure à 1948. Je ne connais pas l'usage de la cahutte blanche au premier plan. ©
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Le moulin de la Lande est porté sur les cartes nautiques (au moins) depuis le XVIIIe siècle. Ici un détail d'une carte de Johannes van Keulen, Zeekaart bij de monding van de Loire bij Nantes, met een inzetkaart van de Loire tot Nantes, Amsterdam (c. 1790). Voir aussi plusieurs des cartes du billet suivant.


Un Marsouin sous voile. Les dérives latérales et le petit safran sont visibles. ©
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Notes

[1] Cette chaussée existait déjà en 1702, et les laisses de haute et basse mer n'ont pas varié depuis cette époque. Voir E. Clouzot, Les modifications littorales de l'île de Noirmoutier, La Géographie, XVII, 1913, I, p. 1-32)

[2] Mis en place entre 1948 et 1952 (voir Pierrette Denis-Heurtin, Les côtes de Noirmoutier, Norois, 22, 1959, pp. 181-188). Voir aussi L. Brien, Fluctuation du littoral de l'île de Noirmoutier, Norois, 11, 1956. pp. 317-323.

[3] longueur 3,3 m; largeur 0,90 m; diamètre des boudins 0,25 m; poids 12 kg; charge utile 200 kg.

[4] Le site d'où est tirée cette photo indique 'plage de la Linière', ce qui est une erreur. Mes parents avaient loué l'ancien moulin de la Clère pour un mois lors de notre premier séjour sur l'île, l'été 1954, je crois. Le soir de notre arrivée, j'ai été chargé d'acheter (tout seul à 6 ans!) une demi-livre de beurre dans une petite épicerie sur le chemin qui passe derrière le magnifique bois de pins entourant le moulin (dans lequel il y avait un camping du GCU: Groupe du Camping Universitaire). Nous dormions dans la petite maison attenante, mais le jeune fille qui nous accompagnait (oui, une bonne) dormait dans la tour du moulin. J'aime à croire que le fait d'avoir dormi dans l'ombre d'un amer m'a donné le goût de la mer.